La fête des Kabytchous, récit de Nadia Mohia. Quelques vérités sur Muhend-u-yahyia, sa famille, les kabyles et les algériens
La fête des Kabytchous, récit de Nadia Mohia, 220 pages, éditions Achab, Tizi Ouzou (Algérie), année 2009.
« La fête des kabytchous » dont il s'agit dans le récit de Nadia Mohia, c'est l'enterrement au pays natal d'Abdellah Mohia, son frère aîné, Dadda en Kabyle, traduit par Grand frère en français- mort à l'hôpital après une longue maladie au bout de vingt huit ans d'exil en France précédées de vingt six autres années vécues en Algérie.
Abdellah Mohia, plus connu sous le pseudonyme de Muhend-u-Yehya, est un écrivain amazighophone, un intellectuel et créateur majeur pas suffisamment connu du public, d'autant plus qu'il s'est toujours volontairement effacé derrière ses oeuvres, considérant que sa mission au service de la culture kabyle et amazigh passe avant toute considération personnelle.
Son mode de vie solitaire frisant la misanthropie et sa personnalité complexe, vu son trop plein de qualités comme l'écrit l'auteure, demeureraient pour nous inconnus sans ce récit tissé patiemment et adroitement comme l'on ferait d'un grand et beau tapis traditionnel, objet à la fois utilitaire et artistique s'il en est. Pour cela, Nadia Mohia a bénéficié de deux atouts maîtres :
- une connaissance intime par beaucoup d'aspects de ce qu'a été la vie de Muhend-u- Yehya, en particulier le premier quart de siècle passé au pays.
- une maîtrise des instruments conceptuels d'observation, acquis au cours de ses études et recherches de terrain, lui permettant de nous révéler, sous l'angle de l'ethnologie et la psychanalyse, la personnalité hors norme de Muhend-u-Yehya.
Le récit de Nadia Mohia commence par son retour au pays, longtemps à la fois redouté et rêvé par son frère d'abord et elle- même également. Son retour est cette fois imposé par le rapatriement de la dépouille de Muhend-u-Yehya pour être enterré au village natal d'Ath Arvah, commune de Thassafth Ouguemoun.
Le récit a pour point d'appui les six mois d'hospitalisation de Muhend-u-Yehya durant lesquels le frère et la soeur se sont rapprochés comme jamais auparavant dans leur vie.
L'approche utilisée par l'auteure pour nous faire découvrir la face cachée de la personnalité de son frère consiste à nous restituer et analyser ses rapports avec sa mère (surtout elle), son père, d'une part, ses trois frères et sa soeur dont il est l'aîné, d'autre part. Il faut dire que la personne passionnée et tourmentée qu'a été la mère est, juste après Muhend ou- Yehya, la plus présente dans le récit. Viens en troisième position la soeur unique, l'auteure pour qui l'écriture sur son frère apparaît comme l'occasion de faire le bilan de sa propre vie.
Je reprends ci-dessous quelques uns des extraits du livre que j'ai trouvé particulièrement éclairants sur la personnalité et les idées de Muhend-u- Yehya.
Les livres
« Grand-frère et les livres. A une époque, il en avait plusieurs milliers dans sa cave. Après les avoir lus, il les vendit aux bouquinistes. IL aura vécu une grande partie de son existence dans les livres, les seuls objets auxquels il s'attachait, qu'il révérait même, allant jusqu'à les ramasser dans les poubelles :
- Ce n'est pas leur place », disait-il.
Ou dans les marchés aux puces de Saint-Ouen, en « marée basse », après que les marchands ont emballé leurs marchandises, laissant par terre les livres qui leur ont semblé sans valeur, c'est-à-dire invendables. Il les prenait non pour lui-même, mais pour les envoyer au pays.
-« S'ils en sont à s'entr'égorger là-bas, c'est qu'ils ne lisent pas de livres" pensait-il.
(Extrait de la page 55)
La survie :
Mon frère lui aussi cherchait un chemin dans sa vie fermée de toutes parts. Il ne vivait pas, il survivait. Les dernières années, il était véritablement acculé. Il fallait bien l'entendre répéter, bien avant le naufrage :
« Pas d'issue. Rien. C'est désespérant »
Certains jours, j'avais l'impression qu'il lisait dans mes pensées, lorsque me tenant auprès de lui, je songeais à ces phrases de Fritz Zorn dans Mars :
« Ce n'est pas ce que j'ai vécu de pénible qui me chagrine mais que cela continue encore à agir, encore et toujours, encore et toujours, encore et toujours. Ce n'est pas le poids du passé qui pèse mais qu'aucune fin, non plus, ne se laisse entrevoir, c'est cela qu'il est impossible de surmonter. »
(Extrait de la page 67)
La France :
Mon frère pensait que s'il avait quelque chose à dire qui méritait d'être entendu, ce n'est pas à ceux d'ici qu'il devait s'adresser, mais à ceux de là-bas. (Et voilà, sans doute, une des raisons qui l'ont amené à privilégier la langue maternelle dans son expérience littéraire.) Puisque, à eux seuls, ceux d'ici semblent déjà pouvoir tout penser, tout dire, tout écrire. Parce qu'ils sont riches et puissants, ils tendent à s'estimer également autosuffisants en matière de raison, de sensibilité, de philosophie. Aussi pourquoi rechercheraient-ils les minces lueurs des autres, eux qui n'ont de cesse que leur propre lumière, tel un soleil perpétuel au centre du ciel, ne rayonne dans tout l'univers. »
(Extrait de la page 90)
Les Kabyles :
Muhend - u- Yehya, lui, en était arrivé à cette conclusion lapidaire :
« Ur netturebb'ara ! » (« Nous n'avons pas été éduqués ! »)
Comprenez : « Nous les Kabyles, nous n'avons pas été construits, étayés, édifiés, orientés dans le bon sens »
D'aucuns, à la fierté chatouilleuse, trouveraient cette remarque exagérée, voire erronée. En tout cas, elle correspond bien au ton quelque peu emporte-pièce de Muhend-u-Yehya. Elle témoigne aussi de sa volonté de battre en brèche l'image magnifiée que les Kabyles ont tendance à arborer de leur culture, pas uniquement aux yeux des étrangers (Ah ceux-là, que seraient les Kabyles s'ils n'existaient pas ?), mais aussi, à leurs propres yeux. Ainsi se mentent-ils sur ce qu'ils sont. Ainsi se méprennent-ils sur leurs problèmes. Et comment s'étonner, alors, de leurs difficultés à les résoudre ?
(Extrait des pages 128 et 129)
Les « qualités abusives » :
A sa manière, il était pourtant une espèce de « monstre », tant il se montrait insaisissable, impénétrable, inflexible et irascible ; tellement il avait tendance à dépasser la mesure en toutes choses. Il était dans l'excès par son intelligence, par sa lucidité, par sa sensibilité, par sa droiture, par sa modestie, par son rejet des faux-semblants, par sa gouaillerie, par son indépendance, par sa vérité toute entière. Je pourrai le dire moi aussi, comme Guy de Maupassant dans un de ses romans : si mon frère péchait, c'était par ses « qualités abusives ». Il était habité, poussé par quelque chose sur lequel il n'avait aucune prise, qui l'entraînait dans une vie cahotante, tout en l'enchaînant en lui-même.
(Extrait de la page 150)
Le travail, toujours et encore
Il était sérieux ; il ne parlait jamais pour remplir le temps. Ce temps vide, il ne le possédait pas, étant toujours occupé, pressé comme par nature, comme s'il savait son échéance proche. Oh non ! Grand-frère ne poussait pas le temps avec l'épaule. Il travaillait sans discontinuer, n'importe où, avec les simples moyens dont il disposait : un crayon et du papier. Je me souviens de ses paquets de tabac à rouler, à l'époque où il fumait : vides, il les conservait, parce qu'ils étaient tous emplis de notes en français, de mots et d'expressions en kabyles.
Il parlait et agissait à bon escient, utilement. Pour lui, tout devait servir à quelque chose, tout devait viser à l'efficacité, la moindre parole, la moindre action, le rire même.
« Rien n'est gratuit ! » Rappelait-il à tout moment.
Et cette phrase allait bien au-delà de sa signification matérielle. Elle ne disait pas seulement que l'on doit tout payer d'une manière ou d'une autre, mais encore, que l'o doit mettre à profit tout ce que l'on fait ou ne fait pas.
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