Banc public de Djamel Allam, l'Algérie, ses hommes et ses femmes
Il était une fois une jeune femme mince et élégante, les yeux cachés derrière des lunettes noires. Elle est vêtue de blanc (la robe, le chapeau et les chaussures) et de rouge (le gilet et le sac à main) et s’est assise sur un banc public peint entièrement en vert où elle reste imperturbablement droite, immobile et le dos tourné à la mer.
Voilà une proie apparemment idéale pour les séducteurs de femmes de l’endroit. Et ils sont nombreux à défiler devant la caméra du réalisateur Djamel Allam, le chanteur-compositeur au talent connu et reconnu, dont c’est la première expérience cinématographique. Pourtant le film ne dure que vingt courtes minutes durant lesquelles des hommes jeunes et moins jeunes, beaux et moins beaux essaient de susciter l’intérêt de la jeune femme chacun en utilisant ce qu’il considère être son atout en matière de séduction. Mais la belle demeure insensible aux offensives de charme successives.
Le lieu de ce concours de séduction est une placette située à proximité d’un grand port, visiblement celui de Bgayet ou Bejaia, avec en arrière-plan la rade où plusieurs bateaux attendent d’accoster et, plus loin, les reliefs montagneux tombant à pic vers la mer. Djamel Allam l'a choisie comme scène unique de son film.
Réalisé visiblement avec peu de moyens, sans dialogues, vu le choix fait pour une bande-son qui exprime l’univers musical riche et cosmopolite de Djamal Allam, le film est bâti au plan de la mise en scène sur l’opposition entre l’immobilité de la jeune femme en rouge et blanc et la mobilité de tous autres personnages. A l'exception cependant de la dame en haïk, elle aussi immobile en position assise et vêtue en blanc et rouge. Par cette ressemblance, Djamel Allam veut sans doute nous signifier que la jeune femme en rouge blanc et issue de celle en haïk suite à l'évolution séculaire de la société algérienne. Parmi les nombreux personnages stressés ou hyper-actifs, je présente les deux plus marquants de mon point de vue:
- Un drôle de zèbre entre deux âges, mi activiste amazigh, mi rasta, le blouson surchargé de signes distinctifs colorés, dansant en marchant aux sons de la musique bruyante d’un énorme radiocassette porté sur l’épaule ;
- L’intellectuel, dos voûté, vêtu d’un manteau laissé ouvert et portant une serviette en cuir usée et surchargée de gros livres dont le contenu semble être le vestige d’une époque révolue et le produit d’une société autre qu’algérienne.
Ce film est à mon avis plus riche de sens que ce qui a été écrit par la presse lors de sa première vision à l’occasion du festival du cinéma maghrébin d’Alger. En effet, il se prête non pas à un seul mais à trois niveaux de lecture :
- Le premier niveau, le plus évident relevé par les journaux, est sa dénonciation des agressions, à motivation dominatrice, exercée par beaucoup d’hommes à l’encontre de femmes, notamment celles qui veulent affirmer leur autonomie en conformité avec les tendances du monde actuel.
- Le deuxième niveau, toujours dans le registre de la dénonciation, est la défense des femmes à convictions modernistes –symbolisée par la première en rouge et blanc- contre la persistance des usages dépassés ou archaïsmes, représentés par la deuxième en haïk, et surtout, l’émergence des pratiques décadentes ou opposées au progrès, personnifiées par la dernière en nikab noir, au comportement à la fois agressif et ridicule ;
- Le troisième niveau, en plus de la dénonciation, va jusqu'à la condamnation des algériens me semble-t-il, car la jeune femme en rouge-blanc, de plus assise sur un banc vert, symbolise manifestement l’Algérie pour Djamel Allam. Une Algérie non pas « aveugle » mais « aveuglée », c’est-à-dire immobilisée et désarmée par l’incapacité persistante de ses propres enfants à la projeter dans une modernité incontournable si, toutefois, s’agit bien de la rendre « forte et prospère » comme aiment à nous le répéter les adeptes de la langue de bois politicienne.
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