ANZAR le site de Slimane Azayri

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Avoir 20 ans à Djemâa-Saharidj, par Alain Rémond, chroniqueur de l’hebdo français Marianne et instituteur en Algérie en 1967-1968

On est toujours rattrapé par l’Algérie. Voici quelques jours, mon téléphone sonne, à Marianne. Au bout du fil, une voix de femme, très émue. Très vite, elle me dit : « Je m’appelle Khadidja. Je voudrais vous parler de Djemâa-Saharidj. Je sais que vous connaissez Djemâa-Saharidj. » Djemâa-Saharidj…Un village agrippé à la montagne du Djurdjura, en Grand-Kabylie, au-dessus de Tizi - Ouzou, là-haut, tout au bout de la piste. (…)

 

J’étais venu en Algérie pour « réparer ». Toute mon adolescence, j’avais entendu parler de la guerre d’Algérie, de la torture, de toutes les humiliations, depuis la colonisation. Alors, à 20 ans, pour « réparer », j’ai demandé à faire ma coopération en Algérie. On est tellement sérieux, quand on a 20 ans… Je m’attendais à me heurter à la méfiance, dans cette région tellement touchée par la guerre, les combats contre les maquis. J’ai été accueilli à bras ouverts, comme un frère. Mes élèves préparaient le certificat d’études pour adultes, certains avaient mon âge. Ils avaient décroché de l’école pendant la guerre, certains avaient joué les agents de liaison dans les maquis. Ils avaient une telle soif d’apprendre, une telle avidité, je me disais que je ne pourrais jamais y répondre, moi qui n’avais jamais enseigné, qui n’était qu’un instituteur débutant. Ils me faisaient tellement confiance, ils attendaient tellement de moi…

 

Ils venaient de très loin, le matin, pieds nus dans la montagne, enveloppés dans leur burnous. Ils m’attendaient dans la cour d’école, dans le froid, sous la pluie, impatients d’apprendre. Il fallait d’abord allumer le feu dans la poêle à bois, bouger les tables à cause des fuites dans le toit de tôle. Ils étaient sérieux, ils étaient drôles, ils étaient émouvants. Ils me disaient que, bien entendu, ils partiraient chercher du travail en France, comme leur père, comme leur oncle, comme leur grand frère. Parce qu’on ne pouvait pas gagner sa vie, ici. Parce qu’il n’y avait rien, ici. Dans ce pays qu’ils aimaient tant. Ils écrivaient des poèmes où ils parlaient d’exil, de nostalgie, de mélancolie. De solitude. Dans leurs têtes, ils étaient déjà en exil. Depuis quand j’entends les tirades contre les immigrés, contre l’immigration, je pense à mes élèves. Je pense à leurs poèmes. Je les entends me parler de la fatalité de l’exil. Et de la douleur de l’exil. (…)

 

Je ne sais pas ce que je leur ai appris, à mes élèves. Mais je sais ce je leur dois. Je n’oublierai jamais leur courage, leur constance, toutes ces heures à marcher pieds nus dans la montagne pour venir apprendre. Et l’amour de leur montagne, de leur village, avec la certitude qu’ils devront en partir. En mai 1968, j’étais à Tizi-Ouzou., je faisais passer le certificat à mes élèves. J’avais le cœur qui battait, à cause de ce qui se passait à Paris. Et à cause des résultats que j’attendais. Je me souviens d’avoir entendu, à la radio, la voix chevrotante de De Gaulle, de retour de Baden-Baden (« Je ne me retirerai pas ! »), juste après avoir appris le succès de mes élèves. J’étais fier de mes élèves. J’étais incroyablement heureux. (…)

 

Extraits  de la chronique parue dans Marianne n°779 du  24 au 30 mars  2012.



05/05/2012
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