Les rêves éveillés de Baouz (3) – La fuite de Moumouh, l’opticien
Le chef de service, Baouz le voyait désormais de moins en moins et n’en était pas du tout malheureux. Petit à petit, il prenait ses distances avec son travail. De toute façon ses collègues lui rappelaient à chaque instant, à travers leurs démonstrations d’amitié, à ses yeux excessives, qu’il ne lui restait plus beaucoup de temps à passer avec eux. Quelques uns de ses collègues, auparavant indifférents ou hostiles, ont même tenté de nouer des relations positives sinon amicales avec lui. « Trop tard! » se disait-il. Il ne leur en laissait pas l’occasion et gardait soigneusement ses distances.
Baouz savait qu’il allait se passer plusieurs mois avant de recevoir la notification de la caisse des retraites. En attendant, il se consacrait à ses affaires personnelles, parmi lesquelles sa presbytie. En effet, ce premier mardi de mai, il alla chez l’opticien le plus proche de sa maison pour changer les verres de ses lunettes sur prescription de l’ophtalmologue. Dès son entrée dans le magasin, il reconnut dans l’homme de grande taille en blouse blanche, qui se tenait debout derrière le comptoir, Moumouh, son ancien voisin. La surprise lui fit ralentir le pas et presque oublier le motif de sa visite. D’une voix hésitante, il salua Moumouh qui, une fraction de seconde, parut ignorer sa présence, puis se retourna, la surprise dans le regard, et lui fit un salut de la tête. Il s’éloigna en faisant signe à Baouz de patienter, le temps de s’occuper d’un client à l’autre bout du comptoir. Dix minutes plus tard, Moumouh entra dans l’arrière boutique et se dirigea vers la sortie en invitant d’un geste de la main Baouz à le suivre.
Une fois dans la rue, Moumouh dit à Baouz presque en criant :
« -Il est à peine onze heures mais je t’invite comme même à prendre une pizza pas loin d’ici. Pour tes lunettes, reviens demain si tu peux, sinon quand ça te plaira ».
Dans la pizzeria presque déserte, on les servit rapidement. La première tranche avalée, Baouz décida d’en venir aux choses sérieuses :
« - Moumouh, pourquoi tu as quitté, ou plutôt fuit, l’immeuble où j’habite encore ? ».
La question, il ne s’y attendait pas, le gênait visiblement. La preuve : il se mura dans le silence durant de longues minutes.
« - Que veux-tu savoir ? », articula-t-il enfin.
« - Moumouh, je te demande juste de me raconter les rêves que tu as fait quand on habitait au même palier» lui répondit Baouz.
« - Non. Ce n’est pas des rêves, croies-moi. J’ai vécu ça en plein jour. Je ne faisais pas la sieste non plus. A chaque fois, une grande ouverture apparaît au milieu du salon et je me retrouve prisonnier dedans sans pouvoir l’éviter… »
Il cessa de parler et semblait examiner l’effet que ses paroles provoquaient sur Baouz.
« - Ne te moques surtout pas de moi ! » avertit-il.
« - Je t’en prie, Moumouh, continues. Je t’écoute » lui répondit Baouz.
« - La première fois, je me suis retrouvé au milieu d’un pré. Tout m’a paru plus grand que d’habitude. Il y a beaucoup d’arbres, des figuiers, des oliviers, des cerisiers…Au milieu de tout ça, une grande maison de pierres avec un toit en tuiles rouges. A l’entrée de la maison, une grande vigne qui fait beaucoup d’ombre…
La deuxième fois, je suis assis dans une cours d’école pleine d’adultes et d’enfants. Sur une scène, une femme habillée en blanc et maquillée abondamment chante et danse. Je n’ai saisi que deux mots de sa chanson : « sabots » et « dentelles ». Puis, deux clowns sont montés et se font à tour de rôle des mauvais tours pour faire rire l’assistance. Quand l’un d’eux a crié, je me suis mis à pleurer de frayeur…
La troisième fois, je me bats avec un gamin. Des garçons font un cercle autour de nous et observent. Le gamin me touche d’un coup de poing au visage. Fou de rage, je fonce sur lui et le mord au cou jusqu’au sang. Le gamin tombe et se met à pleurer. Le combat est terminé. Je pleure à mon tour une fois loin des autres garçons… »
Moumouh s’arrêta de parler. Il arrivait à peine à contenir sa frayeur, celle-là même qui l’a forcé à fuir sa maison.
Baouz, le regard absent, répétait à voix basse :
« - Il vient de raconter mes propres souvenirs d’enfance ».
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